La grande falaise blanche d’Etretat tombe à pic sur la mer ; la crête gazonnée domine d’une centaine de mètres les galets et les mas de cailloux qui s’étalent à son pied sur le rivage.
La nuit est proche. Le vent se lève. La mer mugit. Les nuées livides passent dans le ciel sombre. Par instants, la lune se montre dans une éclaircie.
Deux pêcheurs attardés s’en reviennent à la ville, sur le sentier qui, là-haut, longe le bord de la falaise.
L’endroit est lugubre et solitaire. Soudain, des gémissements se font entendre. Les deux pêcheurs s’arrêtent et regardent autour d’eux. A quelques pas, dans un vallonnement, trois formes blanches se dressent , éclairées par la lune blafarde ; elles lèvent leurs bras au ciel dans un geste de supplication ; leurs longs cheveux dénoués flottent épars sur leurs épaules ; elles sanglotent, et les larmes ruissellent sur leurs visages.
« Les Demoiselles ! Ce sont les Demoiselles ! » crient les pêcheurs effrayés. « Prions pour elles ! » Ils font un grand signe de croix, pressent le pas, et murmurent une courte prière, tandis que la lune se cache à nouveau derrière les nuées, et que les fantômes des trois jeunes filles s’estompent, s’atténuent, et disparaissent dans la brume ...
Voici, maintenant, à peu près, ce qui se passa, il y a longtemps , en cet endroit même.
Maître Jolivet, un brave marchand d’Etretat, avait trois filles, Eléonor, Jacinthe et Catherinette, connues à dix lieux à la ronde pour leur grâce et leur joliesse.
Leurs fiancés, trois jeunes hommes du voisinage, étaient soldats et partis pour la guerre. Dès leur retour qui ne pouvait tarder, le triple mariage devait avoir lieu.
Or, un riche seigneur du Pays de Caux, le Baron de Fréfossé, avait remarqué les trois sœurs. Soudard, brutal et violent, il n’admettait aucune résistance à sa volonté. La fantaisie lui était venue de prendre les jeunes filles à son service ; il ne voulait ; disait-il, avoir près de lui, pour tenir sa maison et servir la Baronne, que des visages frais et rieurs. Mais, Catherinette, Eléonor et Jacinthe connaissaient l’humeur méchante et les terribles colères du Baron de Fréfossé, et, voulant rester libres, elles avaient refusé, à plusieurs reprises, d’accepter ses propositions.
Furieux de cette résistance inattendue, le châtelain s’était juré d’amener les trois sœurs dans son manoir, et d’employer la force s’il le fallait : en ce temps là, contre la volonté d’un puissant seigneur, les gens du peuple n’avaient guère de recours.
Par un soir d’été, elles se promenaient sur la crête des falaises, tendrement enlacées, et devisant gaiement. Elles s’étaient écartées, imprudemment, de tout lieu habité. Comme elles descendaient dans un vallonnement plus sombre, une grande ombre à cheval surgit devant elles. C’était le Baron redouté, suivi d’un fidèle serviteur.
« Ah ! mes belles, cria-t-il, je vous tiens ! Vous ne m’échapperez pas ! En croupe, et suivez-nous ! »
Les trois demoiselles, à sa vue, poussent un cri d’épouvante, et prennent la fuite.
Près de là s’ouvre un sentier abrupt, qui dévale vers un ravin, puis vers la mer. Elles s’y engagent, au risque d’être précipitées dans les flots, qui déferlent à trois cent pieds au-dessous d’elles. Elles descendent de roc en roc, se soutenant aux aspérités. Le seigneur a mis pied à terre et les suit, mais il est lourd et gros et ne peut les rejoindre.
Oh bonheur ! Derrière une roche pointue, presque au sommet d’une sorte d’aiguille de pierre, les trois fugitives aperçoivent par hasard une crevasse très étroite.
« Cachons-nous là ! » disent-elles. Et, résolument, elles se glissent dans l’étroite ouverture, juste assez large pour qu’elles y pénètrent. Elles se trouvent à l’intérieur d’une toute petite grotte, où elles ont de la peine à se tenir debout.
Elles entendent le seigneur qui continue ses recherches : plusieurs fois il passe sans la voir devant l’entrée de la grotte. Il jure, il appelle, il menace ... Personne ne lui répond. Fatigué, et pris de vertige devant le précipice qui, béant, s’ouvre devant lui, il remonte sur le plateau.
Les trois sœurs, hélas ! n’étaient point sauvées. La nuit se passa ; au matin, elles essayèrent de sortir de leur abri, mais, ô douleur ! elles virent avec effroi que la porte était murée. Un éboulement s’était produit, sans doute, comme cela est fréquent dans ces rocs calcaires ; à la grotte il n’y avait plus aucune issue !
Les captives demeurèrent en ce lieu trois nuits et trois jours. On les chercha, mais sans succès. Le soir du troisième jour, une vielle femme qui ramassait des coquillages sur le grève vit s’élever du haut de la falaise trois blanches colombes ; c’étaient les âmes des trois sœurs qui s’envolaient vers le ciel.
Longtemps après, de hardis chasseurs découvrirent la fracture du rocher. Ils enlevèrent les pierres qui l’encombraient , et, munis d’une lanterne, explorèrent l’intérieur. Là, sur le sol recouvert de sable, ils trouvèrent les restes des trois jeunes filles, mortes de faim, de fatigue et de douleur.
Aussi longtemps qu’il vécut, le Baron de Fréfossé eut le remord du malheur qu’il avait causé. Continuellement d’ailleurs il fut poursuivi par les fantômes de ses innocentes victimes. Jour et nuit, elles lui apparaissaient. Qu’il fût en promenade dans les champs, à la chasse dans les bois, ou qu’il traversât les grandes salles du château, elles surgissaient près de lui, et l’accompagnaient, muettes et vengeresses.
Aujourd’hui, la grotte tragique existe toujours : on l’appelle la chambre des Demoiselles. Et parfois, dit-on, les soirs de brouillard, Catherinette, Eléonor et Jacinthe reviennent encore, tout de blanc vêtues, implorer la pitié et la prière des âmes compatissantes.
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