La Dame Blanche du château de Reichenstein
Messire Treitlinger, Conseiller de la Régence de Montbéliard qui représentait son Altesse le Duc de Wurtemberg dans ses possessions en Alsace, lors d’une visite à Riquewihr, avait été invité par le Bailli à une partie de chasse dans les vastes forêts du domaine. A cette occasion le Sire Treitlinger fut scandalisé par le laisser-aller qu’il constatait dans l’administration des domaines de ses maîtres ; nos chasseurs trouvèrent un faon pris par la gorge dans un collet meurtrier.
Dès le lendemain furent convoqués le Directeur du domaine et les Officiers de la Forêterie. Le Conseiller le la Régence exigea plus de rigueur dans l’économie forestière et l’abattage des arbres. Il enjoignit au Maître des Eaux et Forêts de mettre fin au braconnage. L’Officier des Eaux et Forêts demanda donc à ses quatre forestiers de parcourir aux heures les plus inattendues, les belles futaies de sapins, de hêtres et de chênes, qui recelaient en abondance cerfs, chevreuils, sangliers, tous gibiers tellement convoités par les manants.
Les bûcherons et les charbonniers qui, depuis 1720 s’étaient établis à Ursprung avec autorisation spéciale, pratiquaient avec beaucoup d’habileté le braconnage au plus profond des bois, où personne ne les avait inquiétés jusqu’alors.
C’est ainsi donc que Jacob Gebhardt, le forestier et garde-chasse assermenté se trouvait un soir de juillet 1769, par un magnifique clair de lune, sur le sentier qui longe le Sembach tout au fond de l’étroit vallon. Il allait être minuit, la pleine lune était au zénith. Soudain il fut fort intrigué par un flocon de brume blanche qui se détachait du vieux donjon en ruine de Reichenstein. Il sentit un frisson parcourir tout son corps, lorsque ce singulier nuage prit peu à peu la forme d’une dame en longue robe blanche. Sidéré, appuyé à un chêne, il resta immobile, osant à peine respirer.
L’apparition descendit lentement vers la rivière. Jacob la vit se mettre à genoux sur une dalle plate. Elle tenait en main une grosse clef qu’elle trempa dans l’eau. Elle la lava, la frotta, la gratta énergiquement, interminablement, comme s’il fallait la purifier d’une tache rebelle, indélébile.
Jacob bougea-t-il à ce moment ? Toujours est-il que la dame se leva, mais loin de disparaître à la manière d’un spectre, voici qu’elle s’avança vers lui. Le garde-chasse était dans un état si singulier, si euphorique, qu’il n’eut même pas l’idée de fuir. La dame blanche lui prit la main et lui dit d’une voix douce :
" Ecoute-moi, je t’en prie. Viens demain soir, à la même heure, sur ce chemin, et allume deux torches. Voici exactement cinq cents ans que je souffre. C’est toi qui peux me délivrer. Je te conduirai dans une salle où tu verras sur un grand bahut de chêne un gros chien noir. Il me garde captive. Tu serreras très fort ma main droite, à tel point que le sang jaillira de mes doigts. Surtout ne te laisse pas effrayer par les hurlements du chien. Alors je serai délivrée et toi, tu seras riche. Ce coffre contient un trésor fabuleux dont tu donneras la moitié aux pauvres ; le reste t’appartiendra."
La dame retourna au château où elle redevint blanc nuage et disparut. Jacob Gebhardt rentra chez lui mais ne dormit guère. Ce qu’il avait vécu dans le vallon du Sembach ressemblait à un rêve; pourtant il n’avait pas dormi pendant sa ronde de nuit. Il n’en parla à personne, craignant qu’on se moquât de lui. La nuit suivante, s’étant muni de deux torches et d’un briquet, Jacob mit son fusil à l’épaule comme pour une ronde normale. Il remonta d’un bon pas le Kleintal et le sentier du Seelbourg pour observer par le haut la ruine du Reichenstein. Il n’y remarqua rien de suspect. Peu à peu il fut obsédé par le doute et la honte de s’être fait prendre naïvement à une illusion ou un rêve. Arrivé en haut de sa course il prit pourtant le vallon du Sembach appelé Grosstal et dévala allègrement le sentier.
Il était environ minuit lorsqu’il arriva à la hauteur de la ruine. Il accrocha son arme au chêne auquel il s’était adossé la veille. Il entreprit d’allumer les deux torches. Sitôt que brillèrent les deux flammes, le sentier devint un chemin dallé et la ruine de Reichenstein fut métamorphosée en un édifice intact et illuminé.
Sortant du portail largement ouvert, la Dame Blanche vint à la rencontre de notre forestier qui aussitôt, se sentit rassuré, heureux, euphorique. Elle prit une des torches dans sa main gauche, et donna sa droite à son nouveau chevalier, lui recommandant de ne pas la lâcher. Par un bel escalier illuminé miraculeusement, la Dame conduisit le garde-chasse vers la salle des chevaliers, une pièce avec cheminée, table massive, et contre le mur, le coffre fatidique sur lequel s’allongeait un énorme chien noir. Jacob serra la main droite de toutes ses forces. Le furieux animal se mit à hurler si fort, si affreusement, ouvrant une gueule si menaçante, que le chasseur d’ordinaire courageux retira sa main et s’apprêtait à fuir.
Il entendit encore la pauvre Dame Blanche dire d’une voix brisée :
"Il me faudra donc attendre neuf fois quatre vingt dix neuf ans jusqu’à ce que je croise enfin le chêne dont les planches serviront à confectionner le berceau de l’homme qui pourra me délivrer."
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